Chapitre 26
Il fallait rendre à César ce qui était à César : Don arrangea mon départ de l’hôpital comme il l’avait promis. Moins d’une heure plus tard, j’étais habillée et j’attendais dans la chambre de ma mère, sans menottes. J’avais enfin pu me doucher et me débarrasser des traces de sang. Dans l’intimité que m’offrait la douche, j’avais laissé mes larmes couler et se confondre avec l’eau qui ruisselait sur mon visage. Et pourtant, alors que je regardais ma mère, j’avais les yeux aussi secs que du sable.
— Alors ?
Je venais de lui faire part de l’offre de Don et de la décision que j’avais prise. Au fur et à mesure de mon exposé, la répugnance avait quelque peu disparu de son visage. Enfin, elle me prit la main.
— Tu as fait le bon choix. Le seul qui te permettra d’échapper à un avenir dominé par le mal.
Je fus envahie par l’amertume ; une petite part en moi la détestait. Égoïstement, je me disais que si elle n’avait pas été là, j’aurais pu disparaître avec Bones et passer le reste de mes jours avec l’homme que j’aimais. Mais elle n’était pas responsable de la haine implacable qu’elle ressentait à l’égard des vampires, pas plus que je n’étais responsable de ma naissance. De ce point de vue, nous étions à égalité.
— Je ne pense pas que cela me sauve d’un avenir dominé par le mal, mais je le fais quand même.
— Ne dis pas de bêtises, Catherine. Combien de temps aurait pu durer ta relation avec cette créature avant qu’il te transforme en vampire ? S’il t’aimait autant que tu le prétends, il n’aurait jamais accepté de te laisser vieillir sans rien faire, non ? De te voir te rapprocher un peu plus de la mort à chaque année qui passe, comme tous les humains ? Pourquoi l’aurait-il fait, alors qu’il pouvait te transformer et prolonger ta jeunesse à l’infini ? C’est ce qui se serait passé si tu étais restée avec lui, et si l’amour ne t’aveuglait pas, tu l’aurais déjà compris.
Cela me faisait mal de l’admettre, mais elle venait de soulever une question très douloureuse que j’avais refusé de me poser. Que deviendrait notre couple dans dix ans ? Vingt ans ? Et au-delà ? Mon Dieu, elle avait raison. Bones n’accepterait jamais de me laisser mourir de vieillesse sans rien faire. Il voudrait que je devienne un vampire, et je refuserais. Notre amour était peut-être condamné depuis le début, comme ma mère et Don semblaient le penser. « On s’engage dans les combats que l’on peut gagner », disait souvent Bones. C’était là un combat que je ne pouvais pas gagner, mais je pouvais au moins me servir de ce qui était en moi pour le protéger, lui. Ainsi que ma mère et d’autres personnes. Vu sous cet angle, un coeur brisé n’était pas un prix très lourd à payer. Bones ne ferait peut-être pas partie de mon avenir, mais au moins j’avais un avenir. Quand je pensais à toutes les victimes qu’Hennessey avait fauchées en pleine jeunesse, cela aurait été une insulte à leur mémoire de dilapider ma vie alors qu’on leur avait volé la leur.
La porte s’ouvrit et la tête de Tate Bradley apparut dans l’embrasure. Il avait le bras en bandoulière et un bandage au niveau de la tempe.
— C’est l’heure.
Je fis un petit signe de tête et le suivis dans le couloir de l’hôpital en poussant le fauteuil roulant de ma mère. Le hall avait été évacué et toutes les portes des chambres étaient fermées. Huit hommes armés jusqu’aux dents marchaient derrière moi. Visiblement, Don devait avoir peur que je change d’avis à la dernière minute.
Il restait environ deux heures avant que le soleil se couche. Nous devions encore rouler quelques kilomètres jusqu’à un hélicoptère qui nous emmènerait à une base aérienne où nous attendait un avion militaire. Je m’installai avec ma mère sur la banquette arrière. Tate, qui ne pouvait pas conduire à cause de son bras cassé, prit le siège passager. Un homme qui se présenta sous le nom de Pete s’assit au volant. Le reste des gardes prirent place à bord de trois autres véhicules, un devant et les deux autres de chaque côté de notre voiture. Quelle ironie du sort : c’était exactement la formation qu’avaient utilisée les vampires la nuit précédente. Nous démarrâmes et je fermai les yeux en réfléchissant au moyen de dire au revoir à Bones. Je laisserais peut-être un message à Tara. Elle saurait comment le contacter. Je ne pouvais pas partir comme ça, sans un mot.
Tate brisa le silence au bout de quelques minutes.
— Pete fera partie de l’unité, Cather... excuse-moi, Cat, se corrigea-t-il.
Je gardai les yeux fermés.
— Seulement si j’accepte. T’étais évanoui quand j’ai posé mes conditions ? C’est moi qui choisis les membres de l’équipe. Il en fera partie seulement s’il réussit mon test, et ça vaut pour toi aussi.
— C’est quoi, ce test ? demanda Pete d’un ton condescendant.
J’entrouvris les yeux.
— Je veux voir combien de fois tu arrives à te relever après que je t’ai envoyé au tapis.
Pete éclata de rire. Tate en revanche ne desserra pas les dents. Le regard qu’il me lança montrait qu’il m’avait crue. Il n’était peut-être pas aussi bête, après tout.
— Écoute. (Pete me regarda dans le rétroviseur, l’air sceptique.) Je sais qu’il paraît que tu es hors du commun, mais... Nom de Dieu !
Pete s’était interrompu brusquement en voyant un homme au milieu de la route. Je retins ma respiration et ma mère hurla.
— C’est lui ! C’est...
Tate réagit immédiatement. Il sortit son arme et tira sur Bones à travers le pare-brise quelques secondes avant que la voiture le percute.
C’était comme si nous étions rentrés dans un mur de briques. Sous l’effet de la collision, l’avant de la voiture fut totalement embouti. Les vitres éclatèrent et tous les airbags se déclenchèrent. Je fus violemment projetée vers l’avant. J’entendis les véhicules qui nous suivaient freiner en catastrophe pour éviter de nous rentrer dedans. Les deux véhicules qui encadraient le nôtre nous dépassèrent avant de freiner pour faire demi-tour. D’autres voitures arrivaient. Celles qui s’étaient déportées sur la droite ou sur la gauche pour nous éviter entrèrent alors en collision avec celles de notre escorte qui revenaient en sens inverse. Dans une terrible réaction en chaîne, les véhicules se percutèrent les uns à la suite des autres, dans un fracas assourdissant de métal.
Tate et Pete étaient évanouis sur leurs sièges, le visage en sang. Le tableau de bord était recouvert d’éclats de verre. La portière du côté de Tate fut soudain arrachée. Au milieu de la fumée qui sortait du moteur, je vis Bones qui souriait en jetant la portière derrière lui comme s’il s’agissait d’un frisbee géant. Les autres agents, qui essayaient en vain de trouver la meilleure ligne de tir pour l’atteindre, se dispersèrent lorsque la portière atterrit sur leur véhicule, faisant éclater le pare-brise. Une deuxième portière vola bientôt dans les airs. Lorsque Bones s’attaqua ensuite à la mienne, ma mère hurla de terreur.
— Salut, Chaton !
Malgré la décision que j’avais prise, j’étais très émue de le revoir. Il détacha ma ceinture et attrapa ma mère qui essayait de s’enfuir de son côté.
— Pas si vite, maman. On est un peu pressés.
Tate gémit sur le siège avant, et Bones lui donna nonchalamment un coup sur la tête.
— Ne le tue pas ! Ils ne me voulaient aucun mal.
— Bon, d’accord. On va juste les envoyer faire un tour.
D’un mouvement sec, il sortit Tate de la voiture et appuya sa bouche contre son cou quelques secondes avant de le projeter dans les airs. Tate retomba dans l’herbe près du bord de la route. Pete essaya de s’enfuir en rampant, mais Bones se saisit de lui et lui fit faire le même vol plané après avoir prélevé quelques gouttes de son sang.
— Sors de la voiture, ma belle, ordonna Bones.
Je sautai hors de l’épave.
Il tenait toujours ma mère par le bras. Elle pleurait en proférant des menaces contre lui.
— Ils vont vous tuer, ils savent ce que vous êtes ! Catherine a...
Je la réduisis au silence en lui assenant un coup de poing à la mâchoire qui la mit à terre. Elle en aurait trop dit, et si Bones apprenait l’accord que je venais de passer avec Don, il réussirait à me convaincre d’y renoncer. Je croirais toutes les choses qu’il me dirait, même les plus improbables, parce que mon coeur n’était capable d’aucune logique.
Une balle passa près de nous en sifflant. Je me plaquai au sol car je n’avais aucune envie d’être de nouveau blessée. Bones jeta un regard irrité en direction des tireurs et saisit le plancher de la voiture. Comprenant son intention, j’écarquillai les yeux. Mon Dieu, il ne pouvait pas faire ça, quand même !
Les agents des voitures qui se trouvaient devant nous s’étaient abrités derrière l’un de leurs véhicules retournés pour nous tirer dessus. De toute évidence, ils avaient reçu l’ordre de me conduire à bon port ou, en cas de problème, de s’assurer que je ne m’échappe pas. Le plan A ayant échoué, ils mettaient le plan B à exécution. Bones souleva la voiture du sol avec un sourire carnassier. Tel un discobole, il pivota de cent quatre-vingts degrés sur lui-même avant de lancer l’épave de la voiture sur la barricade improvisée.
L’explosion qui suivit l’impact fut assourdissante. Des volutes de fumée épaisses et acres s’élevèrent dans les airs. Au milieu de ce chaos, les jambes écartées et les yeux d’un vert électrique, Bones était aussi magnifique que terrifiant.
L’autoroute fut bientôt sens dessus dessous. Sur la voie opposée, les voitures n’avançaient plus, les conducteurs médusés s’arrêtant pour regarder le carnage sur leur gauche. Freinages secs et collisions se succédaient à un rythme effréné. Bones ne prit pas le temps d’admirer son oeuvre. Il me prit la main et jeta ma mère sur son épaule, puis nous nous mîmes à courir en direction du bois.
Il avait garé sa voiture à environ huit kilomètres du carambolage. Bones déposa ma mère sur la banquette arrière et lui colla un morceau de ruban adhésif sur la bouche avant de prendre la route.
— T’as bien fait de lui en mettre une, ma belle. Ça m’a évité d’avoir à le faire. Ta hargne, tu ne la tiens pas de ton père, elle te vient d’elle. Elle m’a mordu.
Pour quelqu’un qui venait de se prendre de plein fouet une voiture roulant à 100 km/h, il faisait preuve d’un entrain remarquable.
— Comment as-tu fait ? Comment as-tu réussi à stopper la voiture ? Si les vampires ont de tels pouvoirs, comment se fait-il que Switch ne m’ait pas empêchée d’enfoncer le mur de la maison hier soir ?
Bones eut un petit rire moqueur.
— Ce gamin ? Il n’arriverait même pas à arrêter un bébé sur un tricycle. Il n’avait que la soixantaine, c’est jeune pour un mort-vivant. Seuls les vieux Maîtres comme moi peuvent réussir un tel coup sans le regretter amèrement. Crois-moi, c’est très douloureux. C’est pour ça que j’ai pris une petite gorgée sur tes deux copains avant de m’en débarrasser. C’était qui d’ailleurs ? Ils n’étaient pas de la police.
C’était une question à laquelle je devais répondre avec beaucoup de précautions.
— Euh... ils travaillent pour le gouvernement, ils ne m’ont pas dit dans quelle branche. Ils n’étaient pas franchement bavards, tu sais. Je crois qu’ils me transféraient vers une prison spéciale à cause du meurtre d’Oliver.
Il me regarda.
— Tu aurais dû m’attendre. Tu aurais pu te faire tuer.
— Je ne pouvais pas ! L’un des flics ripoux d’Oliver a essayé de m’abattre, et il devait ensuite poser une bombe dans l’hôpital où ils avaient emmené ma mère ! C’était Oliver le coupable, Bones. Il me l’a avoué, il se vantait presque de la manière dont Hennessey nettoyait l’État pour lui. Comme si tous ces gens n’étaient que des déchets. Bon Dieu, même la mort n’est pas un châtiment suffisant pour une ordure pareille.
— Qu’est-ce qui te fait croire que ces types qui t’emmenaient n’étaient pas aussi à sa solde ?
— Ils ne l’étaient pas, j’en suis sûre. En tout cas, toi, tu ne leur as pas laissé le bénéfice du doute. Te rends-tu compte que tu leur as lancé une voiture dessus !
— Oh, t’en fais pas, dit-il d’un ton détaché. Ils avaient filé avant l’explosion. Et s’ils avaient été assez idiots pour ne pas bouger, alors ils méritaient de mourir pour leur bêtise.
— Elle est à qui, cette voiture ?
Nous étions à bord d’un 4 x 4 Volvo noir. D’après l’odeur, c’était sûrement une voiture neuve.
Bones me lança un regard de biais.
— À toi. Elle te plaît ?
Je secouai la tête.
— Je voulais dire avant que tu la voles. Tu n’as pas peur que son propriétaire porte plainte ?
— Non, répondit-il. J’avais prévu de te l’offrir pour Noël. Elle est enregistrée au nom qui est inscrit sur ton faux permis de conduire, la police n’a aucun moyen de la repérer. J’espère que tu n’es pas trop déçue que j’aie gâché l’effet de surprise, mais, vu les circonstances, c’était la meilleure solution.
Je restai bouche bée. De toute évidence, il était on ne peut plus sérieux.
— Je ne peux pas accepter un cadeau pareil. C’est bien trop cher !
Le monde s’écroulait autour de nous et j’étais là à me plaindre de l’extravagance de mon cadeau de Noël. Décidément, je ne pouvais rien faire normalement.
Il poussa un soupir d’exaspération.
— Chaton, pour une fois, tu ne peux pas te contenter de dire merci ? Franchement, ma belle, je croyais qu’on avait dépassé ce stade !
Je ressentis une pointe de tristesse en me souvenant qu’en effet nous n’en étions vraiment plus là, mais pas comme il l’entendait.
— Merci. C’est magnifique. Moi, je ne t’avais acheté qu’une nouvelle veste.
Deux semaines seulement nous séparaient de Noël, mais cela aurait aussi bien pu être deux siècles.
— Quel genre de veste ?
Mon Dieu, comment aurais-je la force de me séparer de lui ? Ses yeux marron foncé valaient à eux seuls tous les trésors du monde. Je déglutis avec difficulté et lui décrivis la veste. Parler me permettait de retenir mes larmes.
— Eh bien, elle était longue, comme un trench-coat, en cuir noir, pou te donner une allure terrifiante et mystérieuse. La police a dû fouiller mon appartement – ou ce qu’il en restait après le passage des vampires – de fond en comble. J’avais fait un paquet cadeau, que j’avais caché sous la plaque décollée du meuble de cuisine.
Bones me prit la main et la serra doucement. Je n’arrivais plus à empêcher les larmes de couler.
— Et Switch ?
Il était bien temps de poser la question, même si la présence de Bones à mes côtés la rendait presque inutile.
— Il se dessèche dans l’Indiana. Cet enfoiré a couru à toutes jambes pendant des heures. Désolé de ne pas avoir pris mon temps avec lui, Chaton, mais j’étais inquiet à ton sujet. Lorsque je l’ai enfin rattrapé, je lui ai planté un pieu dans le coeur et j’ai laissé son cadavre pourrir près de Cedar Lake. Avec tous les corps qui se trouvent dans la maison d’Hennessey, un de plus, un de moins, ça ne va pas changer grand-chose. D’ailleurs, c’est dans l’Indiana qu’on va.
— Pourquoi l’Indiana ?
La nouvelle de la mort de Switch m’apportait une vague satisfaction. Désormais, mes grands-parents pourraient peut-être reposer en paix.
— Je connais quelqu’un là-bas, Rodney. Il pourra vous procurer à toi et à ta mère une nouvelle identité. On va dormir chez lui cette nuit et on repartira demain après-midi. J’aurai juste deux ou trois formalités à régler demain matin, et ce sera bon. Ensuite, on se planquera dans l’Ontario pendant quelques mois. On retrouvera les deux salopards qui se sont enfuis, fais-moi confiance, mais sans nous faire remarquer, une fois que toute cette affaire avec Oliver sera retombée. Quand les mecs du gouvernement en auront marre de te courir après en vain, ils trouveront autre chose à faire.
Si seulement c’était si simple.
— Comment as-tu su à quel moment ils allaient nous transférer ?
Il poussa un grognement amusé.
— Il suffisait de regarder. À un moment, ils ont vidé tout un étage pour dégager un chemin jusqu’à une porte de derrière et ils ont placé des gardes armés dans plusieurs véhicules. Ça crevait les yeux. J’ai pris un peu d’avance sur eux et j’ai attendu le bon moment.
Un énorme bruit sec attira mon attention sur la banquette arrière. Bones sourit.
— On dirait que ta mère est réveillée.